lundi 4 avril 2011

La tante Viloutreix

Le secrétaire d'État, chargé du Commerce, de l'Artisanat, des PME, du Tourisme, des services, des Professions libérales et de la Consommation, auprès du Ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie dans le Gouvernement Fillon III, Frédéric Lefebvre, vient encore de se ridiculiser en clamant dans une interview filmée que son livre de chevet était Zadig & Voltaire...


Moi, ce sont les madeleines de Proust que je préfère dans la littérature. Il faut juste remplacer la madeleine et le thé par le nom : "Tante Viloutreix". Dans ma famille, quand j'étais petit, c'était un nom qui revenait régulièrement dans la conversation, pour une sombre histoire d'héritage capté à laquelle je n'ai jamais rien capté et dont je me fiche bien. D'ailleurs, je crois que ce nom me fascinait parce que je ne l'avais jamais connue. Peut-être même était-elle décédée avant guerre. 






Bref, ma madeleine à moi, c'est la tante Viloutreix. Et elle m'apparut l'autre jour, dans la rue Auguste Lançon. Ce nom, que je n'avais pas entendu depuis des décennies, me revint soudain en mémoire, comme neuf.


A l'instant même où ce nom toucha mon cerveau, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du nom de cette vieille tante, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je prononce ce nom pour la deuxième fois, cette fois-ci à haute voix, où je ne trouve rien de plus que la première , une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du nom semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? Pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je prononçai la première syllabe de ce nom. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de ce nom ("Tante Viloutreix") et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à ce nom, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit. Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de prononcer ce nom ("Tante Viloutreix") en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce nom c'était que le dimanche après-midi à Mâcon (parce que ce jour-là nous le passions tout entier avec elle), quand je passais tout m'après-midi à m'ennuyer dans son salon, ma tante Paulette prononçait pour reparler encore une fois des vieilles affaires du passé. De ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé, les formes - et celle aussi du nom de Viloutreix, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, les sonorités et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. Et dès que j'eus reconnu les sonorités de "Tante Viloutreix" que prononçait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt l'appartement au quatrième étage de la rue Claude Debussy, où elle habitait, vint comme un décor de théâtre s'appliquer à la Fiat 124 de mon père, garée juste en bas ; et avec l'immeuble, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où on m'envoyait acheter le pain, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs du jardin et celles des terre-pleins de la MJC, et les nymphéas de la Saône, et les bonnes gens du quartier et leurs petits logis et l'église et tout Mâcon et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de la "Tante Viloutreix".


C'est dingue, non ?


(Merci à Marcel pour son aide)

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